Nous étions à Venise en avril, et j’étais ivre de lumière aigue-marine. C’est une lumière impalpable, qui joue avec les surfaces mobiles et obscures des canaux, qui miroite sur la pierre et le marbre, les fusionnant l’un l’autre avec de multiples nuances, une lumière toujours aigue-marine.
J’éprouvais une étrange sensation. Chaque fois que je fermais les yeux – et je le faisais de plus en plus souvent, délibérément –, je voyais un vert très anglais, beaucoup plus jaune, un amalgame de la lumière scintillante sur les prés tondus et de la douce lumière verte des forêts anglaises, une lumière qui disparaît dans des troncs noueux, étincelant brièvement entre les ombres des couches de feuillages d’été. Nous étions à Venise pour visiter les musées municipaux et, pour ma part, j’étais très intéressée par le Palazzo Fortuny, la maison d’un artiste dont je ne savais presque rien si ce n’est qu’il est le seul artiste vivant cité par Proust dans À la recherche du temps perdu. Les personnalités éclectiques me passionnent de plus en plus et j’ai toujours admiré ceux pour qui la vie et l’activité artistique ne font qu’un. De plus, avec le temps qui passe, mon intérêt pour les artisans augmente : souffleurs de verre, potiers, tisserands. Mes ancêtres aussi était artisans, potiers dans les villes anglaises de la céramique, les Cinq villes du Staffordshire.
Avec le temps qui passe, je me suis aussi rendu compte que mon écriture – imagination et pensée – commence avec cet instant où, soudain, je réalise que deux choses auxquelles j’avais pensé séparément sont des parties de la même pensée, du même travail. Je crois, peut-être de façon fantaisiste, que l’excitation est l’excitation des neurones dans le cerveau, qu’elle active les synapses connectant le réseau de dendrites. Deux mouvements qui deviennent un. Chaque fois que je pensais à Fortuny dans la lueur aigue-marine, je me retrouvais à penser aussi à un Anglais, William Morris. J’utilisais Morris, que je connaissais, pour comprendre Fortuny. J’utilisais Fortuny pour réimaginer Morris. Aigue-marine, vert doré. Prés anglais, canaux vénitiens. Lorsque je suis rentrée en Angleterre et que j’ai commencé à penser à Morris en visitant des musées qui étaient autrefois les demeures où il avait vécu et travaillé, je fermais les yeux et je me retrouvais la tête pleine de lumière aigue-marine, d’eau qui coule dans les canaux, de l’obscurité du Palazzo Orfei.
Mariano Fortuny est né à Grenade en 1871. Son père, Fortuny y Marsal, était un peintre éminent et sa mère, Cecilia de Madrazo, appartenait également à une famille d’artistes, d’architectes et de critiques d’art. Fortuny y Marsal mourut de la malaria à seulement trente-six ans. Ses collections de céramiques, d’armures, d’étoffes et de tapis, tout comme ses tableaux et ses gravures, furent une composante essentielle de la vie et de l’œuvre de Fortuny. En 1889, la famille déménagea à Venise, au moins en partie parce que Fortuny était allergique aux chevaux et souffrait d’asthme et de rhume des foins. À Venise, ils vécurent au Palazzo Martinengo, sur le Canal Grande, jusqu’à ce que Fortuny achetât le Palazzo Pesaro Orfei en 1899.
Nous sommes allés au Musée Fortuny, dans le Palazzo Pesaro degli Orfei, par une journée printanière ensoleillée. Fortuny fit l’acquisition de ce palais à la fin du XIXe siècle (il y travaillait déjà en 1899) et s’y installa avec Henriette en 1902. Construit au milieu du XVe siècle, le palais ne donne pas sur un canal, mais entre le Campo San Beneto et le Rio Ca’ Michiel. Admiré par Ruskin pour son élégance « masculine », il présente deux façades complexes, sur le campo et sur le rio, avec des rangées de grandes fenêtres à petites colonnes – dotées de vitraux à rui –, des cours intérieures et des arcades, où pousse une robuste glycine. Lorsque Fortuny le vit pour la première fois, c’était déjà le crépuscule de l’âge d’or où le palais avait abrité d’importantes collections de tableaux et il avait été divisé en de très modestes appartements à louer ; quand Fortuny emménagea dans ses deux premières pièces, trois cent cinquante artisans, entre autres, travaillaient dans le palais. Fortuny acheta un nombre toujours croissant de pièces, morceau par morceau, et il parvint finalement à restaurer les décors vénitiens originaux à l’intérieur du bâtiment. Celui-ci consistait en deux vastes porteghi – un au rez-de-chaussée et un au premier étage – sous d’énormes planchers. Un portego est un long salon où l’on travaille, avec de petites pièces aux deux extrémités. Les Fortuny vivaient et travaillaient dans le portego du premier étage. Au deuxième étage se trouvait l’atelier où plus de cent ouvriers tissaient la soie et le velours et cousaient de merveilleux vêtements. Quand nous y sommes entrés pour la première fois, j’ai été aveuglée par l’obscurité : les murs étaient sombres, les pièces étaient sombres et, sur les parois, la lueur, le scintillement des tableaux et des tissus de Fortuny. Je me souviens qu’au Topkapi d’Istanbul, les guides m’avaient expliqué que cette richesse était propre à une culture aux origines nomades qui avait une prédilection pour les tapis, les tapisseries et les objets pouvant être déplacés, pliés, réutilisés. Les pièces du Musée Fortuny semblent aussi avoir cette caractéristique, arabe ou orientale. J’ai aimé lire qu’un hiver, pour protéger du froid son travail et sa propre personne, Fortuny installa un gigantesque chapiteau dans le portego.
L’intérêt de Fortuny pour les étoffes naquit de la riche collection de tissus anciens que sa mère conservait dans une malle. De temps en temps, elle l’ouvrait pour montrer à ses invités les coloris, les dessins et les tissages époustouflants. En regardant le portego du Palazzo Fortuny, l’influence de cette richesse changeante se voit encore aujourd’hui : c’est à la fois un espace d’exposition et un lieu vivant, avec des œuvres d’art et d’artisanat, parfois avec des mannequins qui revêtent les vêtements de Fortuny, parfois avec des paravents ou des bancs sur lesquels ces merveilleuses étoffes ont été, semble-t-il, jetées négligemment. Penser au Musée Fortuny signifie penser à la lumière. La lumière reflétée par les soies et par les velours – et par les corps –, la lumière sur l’eau et sur la pierre, la lumière impalpable, la lumière douce, la lumière dotée de nuances de couleurs presque infinies.
- Traduction française par Claire Giraudeau -